Et si le commerce électronique était un vecteur de déclin économique?

Les indicateurs sont au vert et la tendance est à l’optimisme dans le secteur du « e-business ». Les marchands en ligne se frottent les mains, leur chiffre d’affaire double tous les ans depuis 2001. Pourtant des doutes nombreux pesaient sur eux après l’effondrement cauchemardesque de la fameuse « bulle spéculative boursière des valeurs technologiques ». Les internautes, qui pour la moitié ont effectué au moins un achat en ligne en 2005, découvrent un moyen fort pratique d’acheter des marchandises ou des services, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et à des tarifs qui semblent plus compétitifs que dans le commerce traditionnel. Les banques se réjouissent également, leurs flux électroniques augmentent, d’autant que leur traitement est moins coûteux, et les risques sont finalement moins importants que prévus compte tenu du volume, risques qui sont par ailleurs de mieux en mieux maîtrisés par l’ensemble des intervenants, vendeurs et acheteurs.

A priori, tout irait pour le mieux, dans le meilleur des mondes, et pourvu que ça continu, pense-t-on. Les gouvernements n’hésitent pas à abonder dans ce sens.

En effet, l’internet commercial a tout pour plaire, tout le monde s’y retrouve. Les consommateurs naviguent sur des sites marchands, qui sont en réalité des catalogues électroniques, à partir desquels ils peuvent commander tout ce dont ils rêvent en payant par carte bancaire, les marchands électroniques profitent de l’engouement récent pour ce nouveau mode de consommation et développent leurs affaires, et les banquiers ponctionnent leur commission non négligeable de l’ordre de 0,4 à 2% sur chaque transaction bancaire, en n’ayant presque rien à faire en contrepartie.

Mais voilà que derrière ce portrait d’une apparente et très prometteuse nouvelle ère internet en plein essor se dessinent des aspects quelque peu perturbants pour celui qui s’y intéresse d’un peu plus près.

Qui sont les marchands sur l’internet? Beaucoup de petits commerçants pas encore rentables qui développent des activités de quelques milliers d’euros par mois en ligne mais surtout un petit nombre de gros-faiseurs, qui se partagent 80% des parts de marché du commerce électronique. Des mastodontes de la vente en ligne, parfois nationaux, parfois continentaux, parfois internationaux qui font beaucoup parler d’eux dans les médias, et qui gesticulent aussi et surtout en bourse en faisant des vagues à coups de dizaines de millions de dollars ou d’euros.

Tous ces marchands sont devenus (ou étaient déjà) des spécialistes par nature de la vente par correspondance, la classique et très controversée « VPC », désormais à la mode internet. La distribution directe, en d’autres termes, qui fait depuis longtemps concurrence aux réseaux de distribution traditionnels. Ces structures, pour les plus opérationnelles d’entre-elles, et elles tendent toutes à devenir hyper-opérationnelles, bénéficient de systèmes d’informations et de processus d’automatisation poussés à l’extrême grâce au « tout numérique », depuis l’avant-vente jusqu’à l’après-vente en passant par les services commerciaux, les services clients, l’acquisition des commandes, le traitement administratif dématérialisé, etc. Leurs plateformes commerciales et logistiques ont la capacité de traiter d’immenses quantités de commandes, avec finalement relativement peu d’infrastructures, et très peu de moyens, techniques ou humains.

Certains sites marchands communiquent sur le fait qu’ils gèrent 1000, pour d’autres 5000 commandes par jour en période d’euphorie, et quelques dizaines de préparateurs de commande ou d’employés au picking suffisent. Effectivement, il ne faut pas hésiter à le souligner, le commerce électronique emploi relativement peu de monde, par rapport aux volumes traités. Combien faudrait-il d’employés dans un commerce traditionnel pour gérer 1000 achats quotidiens, et quelle infrastructure faudrait-il? Sûrement pas moins de 30 personnes comme dans une structure de vente directe qui aurait ce volume de business. L’optimisation et l’automatisation sont des éléments très présents chez les marchands électroniques, y compris au travers des ressources humaines.

L’un des facteurs stratégiques qui fait que le commerce électronique, et plus largement la vente directe par l’internet, a le vent en poupe, c’est le paramètre prix. En effet, si les consommateurs achètent sur l’internet, c’est d’abord parce qu’ils ont le sentiment d’avoir accès à des tarifs plus avantageux que dans les magasins traditionnels.

Le mécanisme est désormais connu, les consommateurs utilisent les magasins traditionnels et les réseaux traditionnels pour choisir le produit qu’ils veulent acheter, pour le voir physiquement, pour l’évaluer ou le toucher, pour obtenir les conseils de vendeurs, puis rentrent chez eux comparer les prix sur l’internet, et une fois leur choix arrêté, ils passent à la caisse, en ligne, et généralement auprès de l’un ou l’autre des poids lourds du secteur concerné.

Bien souvent, les marchands électroniques utilisent indirectement, mais de manière parfaitement consciente, leurs concurrents (ou partenaires dans le cas de relation revendeur/fabricant) au travers des réseaux de distribution traditionnels comme de simples « show-room », bien malgré eux, et bien entendu sans jamais leur faire profiter des retombées commerciales.

La stratégie de l’écrasement des prix, qui peut sembler profitable aux consommateurs, a pour conséquence de diminuer considérablement les marges brutes. Parallèlement, il faut évoquer la suppression des intermédiaires, qui est bien souvent le seul moyen pour parvenir à baisser les prix. Tout ceci conduit à l’effondrement progressif des réseaux de distribution traditionnels qui vivent des marges d’activité, et qui emploient des centaines de milliers de gens rien qu’en France.

Comprimer un prix, revient à supprimer de la marge brute, et des intermédiaires, donc de l’emploi, donc du service, et de rogner sur la qualité. Rien ne permet d’affirmer que cette façon d’envisager une économie moderne soit la panacée, bien au contraire, et nous tomberons probablement tous d’accord là dessus. Au final, même si l’individu a gagné quelques pourcents sur son prix d’achat, c’est toute l’économie globale qui en paiera les erreurs. En outre, rien ne permet de garantir la pérennité des réseaux traditionnels face à la toute puissance de la vente directe sur l’internet, qui fait de l’écrasement des prix sa stratégie de conquête.

De plus en plus, les marchands électroniques sont des semi-grossistes, des grossistes, voire même des fabricants, qui étouffent ou annihilent les réseaux de distribution traditionnels, en leur faisant une concurrence déloyale éhontée. En effet, pouvons-nous trouver normal que des grossistes vendent en direct (ou indirectement par le biais d’enseignes leur appartenant) par l’internet à des clients finaux à des prix inférieurs à ceux qu’ils offrent à leurs revendeurs? Pouvons-nous trouver normal que des fabricants d’ordinateurs vendent leurs équipements à des clients finaux à des prix inférieurs à ceux que leurs propres distributeurs peuvent pratiquer? Pouvons-nous trouver normal que des voyagistes vendent des billets électroniques en direct à des prix plus compétitifs que les mêmes vendus par des agences de voyage?

Les innombrables revendeurs ou distributeurs qui sont autant d’innombrables P.M.E. ou T.P.E., qui se fournissent généralement à des tarifs plus élevés, ou quand ils ont de la chance aux mêmes conditions que les prix de vente des mastodontes de la distribution directe ne peuvent plus vivre de leur marge d’activité, puisque les repères des consommateurs sont les prix pratiqués par ceux qui tiennent le marché sur l’internet.

Par conséquent, les distributeurs indirects, les commerçants traditionnels, les petits commerçants en ligne auront tendance naturellement à « maigrir » économiquement, puis progressivement disparaître naturellement en laissant leur place aux acteurs majeurs de la vente directe sur l’internet, qui ont une soif de développement exponentiel, et les moyens de leurs ambitions.

La compression des prix de vente directe, la centralisation des activités de commerce et la suppression des intermédiaires supprime de l’emploi qualitatif, du service de proximité, c’est indéniable. N’attendons pas de l’internet commercial qu’il nous apporte du bien être à moyen terme, mais plutôt un formatage de notre manière de consommer, encadré strictement par un mode opératoire bien déterminé, qui va déchanter dans bien des domaines, pas tous, certes, mais dans de nombreux domaines où l’internet sera inévitable.

Je le dis souvent, même si par ailleurs j’ai été un des pionniers dans la vente en ligne dès 1996, et que je continue à y consacrer une grande partie de mon énergie, pour moi les sites marchands ne sont rien d’autre que des distributeurs automatiques de marchandises ou de services à domicile, à travers l’écran de son ordinateur, et il ne faut pas attendre grand chose de plus de la plupart de ceux qui occupent tout l’écran, sauf à de rares exceptions.

L’autre inquiétude grandissante concerne l’émergence et la progression de ce qu’on appelle le « C to C », le « consumer to consumer », le commerce entre particuliers, qui échappe totalement aux réseaux professionnels, totalement défiscalisé, puisque les particuliers vendent entre particuliers, sans encadrement juridique, et hors contrôle gouvernemental. Qui peut dire si ce « troc » fera ou non du mal aux entreprises commerciales? Moi je pense humblement pouvoir affirmer qu’il en fera, d’ailleurs vous penserez sûrement pareil en y réfléchissant bien.

Pour ne pas sombrer dans le pessimisme, je pense qu’il faudrait prendre certaines mesures urgentes, comme empêcher les fabricants de vendre sur l’internet en direct sans intermédiaires à des conditions de prix déloyales par rapport aux réseaux traditionnels, et interdire aux grossistes de vendre aux clients finaux sans leurs intermédiaires historiques, qui sont les distributeurs et autres revendeurs par vocation.

Plutôt que de se lancer dans la vente directe, que les fabricants et grossistes travaillent plutôt sur des systèmes qui permettraient aux revendeurs et aux distributeurs de passer leurs commandes par l’internet, en leur garantissant une marge d’activité cohérente, qu’ils aident à renforcer leurs réseaux de distribution, et que les commerçants nombreux, petits ou grands soient les véritables interlocuteurs au service des consommateurs. Que les marges brutes des intermédiaires soient préservées et protégées. Rappelons-nous que chaque intermédiaire est une structure commerciale qui génère de l’emploi, et donc du pouvoir d’achat, qui fait tourner l’économie.

Avec l’internet commercial tel qu’il se dessine, nous assistons à ce que j’appelle la « convergence économique globale » (que d’autres appelleront également la « mondialisation »), de moins en moins d’interlocuteurs, qui vendent de plus en plus de marchandise et de moins en moins cher, avec de moins en moins de marge, de plus en plus de manière automatisée, avec de moins en moins de services, avec de moins en moins d’infrastructures, de manière de plus en plus centralisée, et avec de moins en moins de personnels humains, pour générer de plus en plus de gains mais profitant à de moins en moins de personnes.